Juin 1966
La grenouille le regardait avec ses grands yeux, l’air de lui demander ce qu’il faisait là. C’était pourtant la troisième fois que Daniel passait la voir, afin de vérifier la bonne guérison de ses blessures. La petite créature s’était coincé la patte sous une énorme branche et le petit garçon l’avait trouvée agonisante. Du haut de ses cinq ans, il n’avait pas pu résister à l’envie de la sauver. Et, aussi incroyable que cela puisse paraître, il y était parvenu. Sans vraiment savoir comment. Mais ce n’était pas grave. Tout ce qui importait, c’était que la grenouille puisse bondir de nouveau.
— Encore avec ces fichues bestioles. Je croyais avoir été claire, Daniel Isaac Norcester. Les créatures non-magiques ne méritent pas notre temps. Le petit avait relevé la tête, juste à temps pour voir sa mère sortir sa baguette. Puis, sans vraiment y faire attention, il l’avait entendue murmurer un seul petit sort. Et la grenouille n’avait plus bougé d’un pouce.
***
Décembre 1968
— Si on y réfléchit bien, tu es un peu responsable aussi. D’accord, c’est moi qui ai suggéré de fouiller la bibliothèque. Mais c’est toi qui as trouvé les clefs. Donc si quelqu’un doit se rendre, c’est peut-être toi, finalement. Daniel, la tête penchée sur le côté, cherchait à savoir si son cousin avait raison ou non. Après tout, il n’avait jamais demandé à faire partie de l’expédition vers le bureau d’Oncle Andrew. Comme le bon petit mouton qu’il était, il n’avait fait que suivre le mouvement. C’est tout.
En même temps, il avait été celui qui avait permis d’entrer dans la pièce. Et, par conséquent, celui qui était responsable du rapeltout brisé. De toute façon, il avait l’habitude de se faire gronder pour des bêtises qu’il n’avait pas réellement faites. C’était devenu son lot quotidien et il ne s’en plaignait pas spécialement. C’était comme ça, voilà tout. Pourquoi en faire tout un fromage, alors qu’il avait l’occasion de protéger ses cousins ? Son seul mérite, en presque dix ans d’existence. La seule chose qui lui permettait d’être à peu près un Norcester.
— D’accord, mais alors demain, vous venez jouer avec moi. — Non. On est beaucoup trop grands pour tes jeux de gamin. — D’accord… Après un petit haussement d’épaules, Danny se dirigeait vers le grand salon, où son oncle et ses parents devaient prendre le thé. Derrière lui, il sentait ses cousins ricaner mais il s’en moquait bien. Il avait essayé de négocier, ça n’avait pas marché. Tant pis. Il ferait mieux la prochaine fois.
C’était peut-être pour le meilleur, en fait. En se dénonçant à leur place, le petit garçon montrait sa loyauté envers les deux plus grands. Et ainsi, avec le temps, il gagnerait leur amour, non ?
***
Septembre 1970
Fort-Vermeil était vide. À part les elfes de maison, qui ne comptaient pas vraiment, Daniel n’avait vu personne ce matin. Et il commençait à s’ennuyer ferme. À dix ans, on avait besoin de s’occuper, de s’amuser, de passer du temps avec d’autres gens. Malheureusement pour le garçon, ce n’était pas l’avis de sa famille.
Au contraire, il devait déjà commencer à travailler, à s’instruire. Il ne comptait tout de même pas faire honte aux Norcester, en arrivant à Poudlard sans rien connaître, si ? Ils avaient l’habitude d’être déçus par Danny mais là, c’était pire que cela. Il était vraiment un cas désespéré. Heureusement, son rite arrivait bientôt. On serait enfin fixé. Soit il parviendrait à faire ce qu’on voulait de lui (J’en doute fortement, avait grogné Andrew dans sa barbe), soit il serait rejeté de la famille. Et ainsi, il ne pourrait plus couvrir les Norcester d’opprobre.
Daniel avait surpris cette conversation quelques semaines plus tôt et ne parvenait pas à l’oublier. Les mots semblaient s’être gravés dans sa mémoire, pour venir le torturer aussi souvent que possible. Il avait compris qu’il ne gagnerait jamais l’approbation de ses parents. Cela faisait dix ans qu’on lui répétait qu’il était un bon à rien. Qu’importe ses efforts, rien ne lui avait permis d’être plus respecté. Ni plus aimé. Alors, il avait fait une croix sur ce projet. À partir de son entrée à Poudlard, il ne se soucierait plus de sa famille. Il avancerait seul et se rendrait fier. Sans rien devoir aux Norcester.
Cette décision avait un goût amer. Car pour Danny, il n’y avait rien de plus important que ses proches. Il savait que cela faisait de lui quelqu’un de faible. Pourtant, il ne parvenait pas à s’éloigner de ces gens qu’il avait côtoyé toute son existence. Il voulait les impressionner. Leur montrer qu’ils avaient tort. Ce qui serait impossible s’il s’éloignait d’eux.
Un long soupir lui échappa. C’était trop difficile. Il ne savait pas quoi faire. Un garçon de dix ans n’aurait pas dû avoir à prendre ce genre de décisions, pas vrai ?
— Encore à traîner dans les couloirs ? demanda Henri dans son dos.
Sans chercher la moindre réponse convenable, le petit brun se retourna pour observer son père. Il avait beau savoir qu’on ne l’aimait pas ici, Daniel ne pouvait s’empêcher de chercher le moindre signe d’affection dans la voix du quarantenaire. Il ne trouva rien. Juste un regard dur et une expression neutre.
— Ton oncle a quelque chose à te dire. Tu ferais mieux d’aller le voir maintenant. Oh et Daniel… Ne nous déçois pas. C’est ta dernière chance, saisis-là. Daniel n’ouvrit même pas la bouche pour répondre. Cela ne servait à rien, personne ne l’écoutait jamais. De toute façon, son père avait déjà tourné les talons pour s’en aller, alors…
Le garçon se dirigea, le pas trainant, jusqu’à la bibliothèque du manoir. Selon toute probabilité, c’était ici qu’on l’attendait. Oncle Andrew y passait la majeure partie de ses journées.
En toquant à la porte, Danny crut entendre un jappement. Minuscule. Imperceptible. Qu’est-ce que… ? Il poussa le battant et entraperçu son oncle, installé à son bureau.
— Entre, Daniel, je t’attendais. Quelqu’un avait envie de te rencontrer. Avant d’avoir pu faire le moindre mouvement, une boule de poil fonça à travers la pièce, bondit sur le garçon et le fit tomber à la renverse. Puis, une langue râpeuse lui recouvrit le visage.
C’était la première fois que Daniel tenait Graham dans ses bras. Ainsi que la première fois où il comprit ce que voulait dire le mot « tendresse ».
— Pff. Ridicule ! ***
Août 1971
La chaleur était étouffante. Ou peut-être était-ce simplement la peur encerclant son ventre qui lui donnait aussi chaud ? Daniel n’aurait su le dire. Il était bien trop préoccupé par ce qu’il devrait faire dans quelques heures pour se soucier de la température. De la sueur dégoulinant dans son dos. De ses cheveux collés à son front.
Ses doigts perdus dans la fourrure de Graham, le jeune garçon gravissait la montagne sans regarder autour de lui. Il ne voulait pas. Il ne pouvait pas. Comment penser à autre chose qu’au sacrifice qu’il allait devoir faire d’ici la nuit ? Pour Danny, c’était impossible. Impensable. Surtout lorsque son chien frottait son long flanc contre ses jambes flageolantes. Ou qu’il posait ses grands yeux bleus à l’horizon et qu’il se mettait à aboyer joyeusement.
— Je suis vraiment désolé, mon Graham.Daniel savait qu’il perdrait son innocence au moment où le cœur de son chien-loup arrêterait de battre. C’était d’ailleurs le but de la manœuvre. Devenir un homme. Andrew n’avait pas arrêté de lui répéter cela, au cours de l’année écoulée. En tant que chef de famille, il avait tenu à être direct avec la petite brebis galleuse : si son fils avait réussi à le duper, ce ne serait pas le cas de Danny. Il était bien trop bête pour cela. Alors, il ferait ce qu’on lui demandait et ne se permettrait pas de contredire les ordres. Sinon…
Le petit garçon n’avait pas envie de réfléchir aux conséquences qu’impliquerait son refus d’obtempérer. Il n’avait jamais été très audacieux. Désobéir n’était pas dans ses projets. Mais là, on parlait tout de même de Graham ! Son chien. Son seul véritable ami. L’être vivant qui le comprenait le plus.
Incapable de prendre la moindre décision, Daniel décida de prendre la nuit pour se reposer et réfléchir. Il serait encore temps d’exécuter les ordres demain matin, s’il se décidait. Ce qui serait sûrement le cas puisqu’il se savait incapable de vivre loin de sa famille. Il les aimait trop pour les décevoir.
Oui, voilà. Il dormirait une dernière fois avec Graham puis le lendemain, il ferait ce pourquoi on l’avait envoyé en haut de cette montagne. Un peu de répit avant la dure épreuve.
Roulé en boule contre son énorme chien, Daniel s’endormit, conscient qu’il ne pourrait plus jamais faire cela.
*
Quelqu’un pleurait près de son oreille. Le bruit lui provenait de long, comme lorsque Danny jouait dans l’eau du bain et que son père le réprimandait. Pourtant, le petit garçon savait qu’il devait écouter cette fois-ci. Sans vraiment comprendre que son instinct le poussait à ouvrir les yeux, il finit par se redresser et regarder autour de lui.
Les ténèbres l’entouraient, Daniel ne parvenant pas à voir au-delà de sa paume tendue. Heureusement, à ses côtés se tenait toujours Graham. C’était d’ailleurs lui qui couinait.
— Tout va bien, mon grand. Chhhh. Le garçon n’était absolument pas sûr de ce qu’il avançait. Son chien-loup devait avoir raison de se méfier mais cela rassurait Daniel de murmurer ces mots. La nuit était trop sombre, et les bruits de la montagne bien trop présents pour qu’il puisse comprendre ce qui inquiétait Graham.
Sous ses doigts, il sentit la fourrure du chien se hérisser, avant d’entendre un jappement, quelques pas plus loin. Danny se contracta, en comprenant qu’un autre animal se trouvait là. Oh oh.
Dans un mouvement craintif, le garçon se mit à farfouiller dans sa poche à la recherche de sa boîte d’allumettes. Il n’avait pas encore de baguette et le feu qu’il avait fait avant de s’endormir s’était éteint. Graham était collé à sa jambe, comme pour le protéger du danger. Et Danny comprit son geste lorsque, en grattant le petit bout de bois, il découvrit un énorme loup à quelques pas d’eux.
S’il n’avait pas été fasciné par l’animal devant lui, Daniel se serait sûrement mis à hurler. Ou aurait détalé. Mais, sans vraiment savoir comment, il trouva la force de ne pas bouger. Il se mit simplement à l’observer, curieux de comprendre ce qu’il faisait là, si loin de la forêt.
Graham aussi se détendit, en sentant l’apaisement de son petit maître. Il alla même jusqu’à renifler la bête.
— Salut, toi… Le garçon, après avoir jeté un regard à son chien, tendit la main en avant et attendit de sentir la truffe froide de l’animal inconnu. Le contact était doux, agréable. Il laissait entrevoir la gentillesse du loup, pourtant menaçant.
Grâce à l’allumette ensorcelée pour durer des heures, Daniel observa ce qui l’entourait. Il distinguait parfaitement les alentours. Notamment le lapin égorgé posé devant lui. Ew. Pauvre petite bête.
Mais bon relativisons, le lendemain, le garçon aura à faire exactement la même chose à Graham. Sauf si…
Le loup se mit à pleurer, comme s’il savait à quoi pensait Daniel. Comme s’il savait ce qui attendait le chien dans quelques heures.
Regardant attentivement l’animal devant lui, le garçon eut la sensation de l’avoir déjà vu. Ce loup lui était familier. Beaucoup trop familier. Ses yeux, peut-être ? Ou sa manière de pencher la tête sur le côté, pour observer Danny ? Il ressemblait à quelqu’un de son passé, auquel le petit n’avait pas pensé depuis des années. Il lui fait penser à la seule personne qui avait tenu tête à Oncle Andrew.
Cela ne pouvait pas être une coïncidence.
Surtout lorsque le loup poussa le lapin jusqu’aux pieds de Daniel, pétrifié. Mais bien sûr. Comment avait-il pu passer à côté de cette idée ? Il n’était pourtant pas si stupide. Il aurait dû envisager cette possibilité, avant même d’imaginer tuer Graham.
En tournant la tête vers l’horizon, le garçon vit que le soleil n’allait pas tarder à se lever. Il devait faire vite, s’il voulait réussir à piéger les autres.
Sans faire attention à ses genoux déjà écorchés, ni au dégoût qu’il ressentait en prenant le corps sans vie du lapin dans ses mains, il se laissa tomber au sol et se mit à travailler. Son chien l’observait, tout comme le loup, qui avait fini par s’asseoir non loin des deux compagnons. En cinq minutes, Daniel était métamorphosé. Ses avant-bras et son visage étaient recouverts du sang du lapin, et de longues griffures parcouraient sa peau. Il ne pouvait décemment par revenir à Fort-Vermeil sans porter les stigmates d’un combat avec un chien trahi par son maître.
— Comment tu me trouves ? demanda le garçon à Graham, qui n’avait pas bougé d’un centimètre pendant toute la manœuvre.
Bien sûr, aucune réponse ne lui parvint. Danny n’était pas fou, il n’en attendait pas vraiment. Cela ne l’empêcha pour autant pas de continuer à parler.
— Je crois que je me suis bien débrouillé. On verra bien. Bon. Le soleil est là. Il va falloir y aller… Daniel ne put se retenir de prendre une dernière fois son chien dans les bras. Des larmes lui brouillaient la vue mais il saisit cette dernière occasion pour dire au revoir à son plus fidèle ami. Il savait qu’il ne le reverrait plus. C’était trop dangereux, autant pour le garçon que pour le toutou. Alors, il le prit contre son cœur, tout en lui murmurant des mots affectueux. Puis, quand il fut certain que Graham avait compris ce qu’il se passait, il fit quelques pas en arrière et le laissa partir.
Juste avant qu’ils ne disparaissent dans la montagne, Danny remarqua que les deux animaux se retournaient pour l’observer. Sans vraiment réfléchir, il leur offrit un petit signe de la main. Une façon de remercier le loup et de saluer son chien.
***
Novembre 1972
« Andrew a été dévoré par un loup. Mort dans d’atroces douleurs. L’enterrement sera dans quelques jours. »
C’est ce que le message d’Alexander lui disait. Danny n’y aurait sûrement pas cru si l’affaire n’avait pas fait la une de la Gazette des Sorciers. C’était tellement absurde. Et si… banal. Le garçon n’aurait jamais pensé que son oncle partirait ainsi. Il avait plutôt imaginé sa fin comme un duel grandiose ou une embuscade à Londres.
Finalement, mourir sous les crocs d’un loup, lorsqu’on était un Norcester, c’était assez ridicule. Si Daniel n’avait pas eu si peur de son oncle, même mort, il aurait sûrement été amusé par les circonstances. Ce n’est pas comme s’il regrettait l’homme qui l’avait traumatisé toute sa vie. Au contraire. Mais, il ne parvenait pas pour autant à se réjouir. Andrew était le patriarche. Celui qui maintenait la famille à flot. Sa mort risquait d’affaiblir la puissance des Norcester…
Heureusement, Alex était là. Il ferait tout pour garder le cap de son père. Ou permettre aux Norcester de ne pas perdre de leur superbe. Et puis, Danny avait toujours préféré son cousin à son oncle. Il avait un peu de sympathie pour lui, au moins. Peut-être que si le garçon se montrait assez convaincant, il pourrait enfin faire partie de la famille ?
***
Septembre 1978
Fièrement grimpé sur son balai, Daniel s’amusait à faire le tour du terrain le plus rapidement possible. Il s’était encore amélioré cet été et il se croyait prêt. Cette année serait la bonne. Il allait devenir attrapeur pour l’équipe de sa maison. Il jouerait enfin au Quidditch et il montrerait à tous ce qu’il valait.
Ses amis l’avaient beaucoup encouragé à poursuivre cette passion. Les années précédentes, le poste qu’il souhaitait était déjà pris, ce qui avait empêché Danny de postuler. Mais, pour sa dernière année à Poudlard, le jeune homme ne se laisserait pas avoir. Non, il irait jusqu’au bout. Il rendrait sa famille fière.
Pour la centième fois au moins ce matin, Daniel traversa le terrain de Quidditch. Avant de grimper dans les airs, puis de piquer vers le sol. Et de redresser son balai, quelques centimètres avant l’impact.
Il était prêt.
Il continua de s’entrainer encore un peu, tout en pensant au dernier hibou qu’il avait reçu de son cousin. Alexander et lui ne se voyaient pas souvent mais leur relation s’était nettement améliorée depuis quelques années. Ils s’écrivaient régulièrement et Daniel commençait à se sentir à peu près accepté. Malgré son côté sensible, et son envie d’aider tout le monde, il s’était fait son petit trou dans la famille. On commençait même à lui faire suffisamment confiance pour l’intégrer dans des conversations sensibles. Maintenant qu’il était suffisamment âgé pour comprendre les enjeux derrière certaines missions, les Norcester lui permettaient de prouver sa valeur. Et il n’en était que plus fier.
En rejoignant le château une heure plus tard, un long aboiement retentit dans la forêt. Pour Danny, il n’y avait aucun doute. Graham félicitait son ancien maître.